De tout temps, les psychiatres ont cherché à établir des catégories diagnostic dans le domaine de la santé mentale. Cette approche catégorielle présente indéniablement de nombreux avantages. Pour les professionnels de la santé, cela permet généralement d’y voir plus clair et facilite grandement la communication entre intervenants. Cette approche constitue également un guide pour la prise en charge, qu’elle soit médicamenteuse ou orientée vers d’autres types de thérapies. En tant que patient, cela a un côté rassurant de pouvoir mettre un nom sur une souffrance, de s’identifier à un trouble dont d’autres personnes sont également atteintes, de pouvoir échanger et partager son vécu avec elles.
Pour faciliter ce travail de classification, des manuels ont vus le jour et ont été revisités au fil des dernières décennies. Le manuel de référence à l’heure actuelle est le DSM 5 (Manuel Statistique et Diagnostic des Troubles Mentaux, 5ème édition). Celui-ci recense plus de 300 troubles mentaux concernant des domaines aussi divers que les troubles neuro-développementaux, les troubles dépressifs, les troubles anxieux, les troubles des conduites alimentaires, les troubles de la personnalité, etc. Pour chacun des troubles présentés, l’ouvrage décrit une série de symptômes le définissant, un nombre minimum de ceux-ci devant être présents pour que le diagnostic puisse être posé. Il existe également des critères de durée (les symptômes doivent être présents depuis au moins 6 mois par exemple) et d’exclusion (les difficultés ne doivent pas être dues à un autre trouble de la santé mentale ou à l’abus d’une substance, etc.). Enfin, les symptômes doivent évidemment être à l’origine d’une souffrance réelle pour l’individu concerné ou pour son entourage.
Autant le dire, bien que cet ouvrage se veuille un outil facilitateur pour les professionnels et les patients, il y a de quoi se perdre dans les dizaines de catégories diagnostics et les centaines de symptômes qui y sont répertoriés. Ainsi, il se peut bien qu’une même personne soit diagnostiquée différemment par des professionnels qui n’arriveront pas à se mettre d’accord. Ou il se peut qu’elle n’entre tout simplement pas dans une catégorie donnée, ces symptômes étant trop « légers », ou parce qu’elle n’en présente pas suffisamment pour que le diagnostic soit formellement retenu. Il se peut aussi qu’elle présente différents symptômes à cheval entre plusieurs catégories sans forcément qu’on puisse retenir plusieurs diagnostics à proprement parler (c’est la question des comorbidités).
Voici un exemple concret qui permettra de mieux comprendre la problématique posée par l’approche catégorielle en psychiatrie. Dans ma pratique, je suis amenée à rencontrer de nombreuses personnes, de l’enfance à l’âge adulte, souffrant de difficultés attentionnelles et de concentration. La question qui se pose généralement est celle de l’origine de ces difficultés. Entrent-elles dans le contexte d’un TDAH ? Je peux rarement me prononcer avec certitude à ce sujet-là. Il s’agit d’un diagnostic délicat. Il n’existe pas de marqueur spécifique du TDAH sur le plan organique (on ne peut pas faire une prise de sang ou une imagerie cérébrale pour confirmer qu’il s’agit bien de ce trouble). Je me base évidemment sur les critères diagnostics du DSM 5. Mais je fais face à certains patients qui ne présentent pas suffisamment de symptômes pour retenir un TDAH, ou dont l’impact est présent sur le plan scolaire ou académique, mais pas dans d’autres domaines, ou enfin, dont les symptômes sont apparus après l’âge de 12 ans. Toutes ces conditions excluent ce diagnostic. Certaines des personnes que je rencontre souffrent de stress et d’anxiété. Sont-ils à l’origine du problème attentionnel, ou en sont-ils la cause ? Ou un peu des deux ? Comment faire la part des choses, quand les symptômes du TDAH et des troubles anxieux, si fréquemment associés, s’entremêlent ?
La réalité de ma pratique m’amène à me questionner sur la pertinence des catégories en psychiatrie. N’ont-elles pas un côté réducteur ? Que faire des cas-frontières ? Chaque individu est unique. Tout symptôme évolue sur un continuum. A quel moment quitte-t-on le normal pour entrer dans le pathologique ? Comme le soulignent Widakowich et al. (2013) : « Définir, c’est limiter. De façon constructive, pour décrire et nommer des phénomènes, pour informer, ou encore pour essayer de saisir leur essence. Mais d’une façon plus restrictive, pour limiter et réduire la complexité vivante des choses, pour découper et trancher une réalité en mouvement perpétuel » (lien vers l’article complet).
Cultiver une approche dimensionnelle en psychiatrie n’implique pas de rejeter entièrement l’approche catégorielle. Celle-ci permet bien souvent de constituer une base permettant d’utiliser un langage commun, et d’améliorer la compréhension de l’origine de certains troubles. Mais il est possible de s’en distancer parfois, afin de se centrer sur l’unicité et la complexité de chaque situation, de chaque personne affectée dans sa santé mentale. Il est possible d’envisager les symptômes variant sur un continuum (d’une personne ne présentant aucun trait d’impulsivité, à une personne ayant tendance à agir dans la précipitation, à une personne ayant des difficultés d’auto-contrôle majeures et agissant systématiquement dans l’urgence et sans préméditation). Et il primordial de garder en mémoire que rien n’est figé, que ces symptômes s’expriment plus ou moins intensément au cours de la vie, en fonction de facteurs personnels et situationnels. Personne ne devrait jamais se retrouver « enfermé » dans une catégorie psychiatrique.